Le Dictateur et le Hamac de Daniel Pennac.
Voici un passage qui m'a particulièrement touchée :
La question de la mémoire.
Les traces que laissent en nous les êtres…
Avis aux autorités qui convoqueraient mon témoignage à un procès d'assises, je n'ai pas le rappel facile. Ma mémoire couve des œufs brouillés. Mes souvenirs les plus frais sont des ombres ; dix fois dans ma vie j'ai redécouvert le même tableau dans le même musée, le même paysage derrière le même virage, comme si je ne les avais jamais vus ; à peine vécus les évènements s'effacent de mon écran, et les pages lues, et la plupart des films, et les gorgées de bon vin, à croire qu'un oubli vigilant veille à maintenir mon niveau d'inculture. Les visages et les noms se dissolvent trop vite en moi, mes contemporains me laissent des impressions à la fois vagues et profondes, comme des tatouages à l'encre diluée. Les plus susceptibles en souffrent, bien sûr, me taxent d'indifférence ou d'égoïsme… Que puis-je leur répondre ? Qu'ils m'aident donc à retrouver ma voiture garée je ne sais où, et qu'ils cherchent dans les replis de ma cervelle le code oublié de ma carte de crédit.
Piètre mémoire, donc, présence chancelante au monde, qui m'interdit de témoignage. D'où mon appétit de romancier sans doute : l'imagination affamée de souvenirs s'acharne à recomposer la vie sur les esquisses.