Je vous livre un premier jet d'une nouvelle qui me tient à coeur... Soyez indulgents...
Il entend siffler le trainTelle une furie, Madame Chotard déboule dans le commissariat de Gagny, banlieue du nord de l’Ile-de-France.
“Ce n’est pas possible, mon mari n’a pas pu se suicider, c’est une aberration ! Faites votre travail, retrouver son assassin !”
Tremblante de rage, effondrée par la peine, et prise de soubresaut, elle est accompagnée jusqu’au bureau du commissaire principal du district, Monsieur Lambert.
“Madame, écoutez-moi, l’enquête préliminaire a conclu à un suicide, il faut se rendre à l’évidence, votre mari allait plus mal que vous ne le pensiez, et a préféré en finir plutôt que d’assumer sa liaison avec votre amie Mademoiselle Saintex.”
“On en avait déjà parlé, je leur avais pardonné leurs écarts, à lui et à elle !Alors pourquoi s’être jeté sous un train un soir en rentrant du travail, sans une lettre, sans une explication.”
Après l’avoir patiemment écoutée, calmée et rassurée, quant à la reprise de l’enquête, Monsieur Lambert la confie au service d’aide psychologique du commissariat.
Persuadé du suicide de Monsieur Chotard, et après avoir dûment vérifié les témoignages de ses amis, il se décide à classer l’affaire. Une simple histoire d’adultère mal digérée par un homme soumis au stress, ça arrive…
Une semaine passe. Le commissaire Lambert s’occupe aujourd’hui d’un autre cas de “suicide”. Même gare, même heure, même profil. Décidément, les gens n’ont rien d’autre à penser par moment.
Cependant, un détail l’intrigue. Sur la caméra de surveillance du quai, il semble que la victime tente de se rattraper au parapet. On peut le supposer effectivement. Avec ce type de caméra, on peut s’imaginer n’importe quoi. Vivement un vrai système de surveillance. Enfin, avoir des trains à l’heure, c’est déjà pas mal demandé, alors ce type d’investissement…
Bizarre quand même, un homme qui cherche la mort et qui change d’avis trop tard pour pouvoir se sauver. Et ce regard surpris, comme si son plan final n’aurait pas dû se dérouler comme ça.
Oui, c’est bien étrange tout ça, bien étrange.
Par acquis de conscience, Lambert décide de retrouver et de convoquer les personnes présentes sur le quai ce soir-là. À vingt-trois heures, seules cinq ont pu être identifiées. Une mère et son fils (qui n’ont rien vu d’anormal bien évidemment), un couple d’amoureux (occupés à autre chose dirons-nous) et un jeune barman, d’une vingtaine d’années, Olivier Leligny, sans histoire, complimenté par ses patrons pour sa bonne humeur et son professionnalisme.
Lors de la convocation, le jeune s’explique. Oui, il a bien vu l’homme se rapprocher dangereusement du bord du quai. Au moment de sauter, il s’était même levé pour le rattraper, lui avait tendu la main, mais, malheureusement, trop tard.
Chose étrange, il était présent une semaine auparavant, lors du suicide de Monsieur Chotard.
Reconvoqué pour un interrogatoire plus approfondi, il craque.
“J’ai essayé de le sauver, je vous jure que j’ai essayé”, se défend Leligny.
Pris de folie, il bondit sur la vitre teintée, et à coup de tête, la fracasse.
Conduit aux urgences, soigné, calmé, il est reçu par le psychiatre de garde.
Comportement nerveux, voire violent, suite à une résurgence de stress émotionnel intense.
Bien sûr, avec eux, il y a toujours une cause traumatique à chaque comportement suspect.
“Il nous cache quelque chose docteur, j’ai besoin de savoir”
Accompagné de Lambert, le médecin interroge, quatre heures durant, le jeune barman.
“Reprenons, que s’est-il passé ce soir-là, Monsieur Leligny ?”
“Je rentrais chez moi docteur! J’ai vu cet homme tout pres du bord, il a glissé. J’ai essayé de le rattraper, mais il était trop tard. C’est comme pour mon oncle : quand j’étais petit, il m’a sauvé la vie. J’étais dans une gare, je me penchais pour voir si le train arrivait, j’ai glissé au moment où un train rapide passait. Mon oncle a couru vers moi pour me projeter de l’autre coté des rails. Mais , malheureusement, il est tombé et a été fauché par ce train. Il en est mort, mais moi, j’ai survécu ! »
“Et pour Monsieur Chotard ?”
“Il était tard, j’étais fatigué, le monsieur s’est penché, il a glissé, mais je n’ai rien pu faire…”, répondit Leligny sur un ton affolé.
“Vous avez essayé de l’aider, lui aussi ?”
“Oui…”
“En le projetant de l’autre coté des rails ?”
“Oui…”
Pour le sauver, comme votre oncle l’a fait pour vous ?”
“Oui…”
“Mais lui s’est fait fauché par le train ?”
“Oui, il glissait, il était proche du bord. C’était dangereux. J’ai tenté de le pousser sur les autres rails, mais je ne voulais pas finir comme mon oncle : ça m’arrive à chaque fois.”
“Comment ça ?”, demanda le docteur interloqué
“Ils tombent, mais ils ne vont pas assez loin et le train les fauche.”
“Mais, de qui parlez-vous enfin ?”
“Des autres, de tous ceux qui glissent du bord”
“Et combien sont-ils ?”
“Une bonne vingtaine cette année…”, répondit Leligny d’un ton monocorde.
Le docteur et Lambert se regardent, incrédules. Lambert sort son portable, et demande au commissariat central la listes des cas de suicide de cette année sur la ligne B du RER. 37 cas répertoriés.
“Ils ont tous glissé et vous avez essayé de tous les sauver, c’est ça ?”
“Oui, c’est ça !”
Lambert n’en croit pas ses oreilles ! Quel gâchis ! Leligny, accompagné de deux infirmiers, laisse Lambert et le docteur, totalement interloqués.
De retour chez lui, Lambert songe. Plus d’un cas sur deux ! Tout ça pour un « psychopathe » qui croit revoir le drame qu’il a vécu 10 ans auparavant. Le comble, c’est qu’il n’a, en aucun cas, conscience de son geste morbide, persuadé de tenter d’accomplir, à chaque fois, un acte héroïque... Décidément, y’a des jours plus longs que d’autres… Quel monde de timbrés…
Plongé dans ses pensées, Lambert se penche pour regarder si le train arrive. Une ombre furtive passe près de lui. Il se retourne, surpris, et s’éloigne du bord du quai, on ne sait jamais…